Notre pays a été, au siècle dernier, le théâtre d’un renouveau de la composition vocale sans précédent dont nous ressentons aujourd’hui encore les effets. C’est au tournant des années 1900 que l’on s’est ainsi efforcé de repenser le chœur non plus dans sa seule dimension d’attribut scénique ou liturgique, mais bien en tant qu’instrument à part entière. Comme si la patrie de Berlioz et de Bizet s’était soudain souvenue quel immense héritage choral se trouvait entre ses mains ; quelle exceptionnelle tradition du contrepoint avait traversé les âges jusqu’à elle. Il faut dire que notre voisin d’outre-Rhin nous avait précédé dans ce travail de mémoire et de réappropriation du répertoire ancien…
Stella Maris a choisi, pour clore sa 5ème saison, de vous proposer une sorte de parcours initiatique, au cours duquel on assisterait à la renaissance d’une tradition vocale française au XXème siècle, d’abord « parrainée » par de prestigieux modèles hérités du passé, puis prenant appui sur des pionniers du genre pour s’accomplir enfin dans la composition contemporaine.
Deux fils directeurs nous serviront de guide à travers les multiples univers sonores évoqués ici : l’école de composition dite « franckiste », c’est-à-dire influencée par César Franck (1802-1890) ; et le courant impressionniste, essentiellement initié par Claude Debussy (1862-1918), encore que ce dernier se soit toujours défendu d’en assumer la paternité. Notre propos sera moins d’opposer ces deux visions de la composition française que d’essayer de montrer par notre interprétation ce que l’une ou l’autre ont apporté à tel ou tel auteur dans sa personnalité musicale, à un moment précis de sa carrière.
La première partie de notre concert s’ouvre magistralement avec un pur produit du style de Franck, puisque Louis Vierne (1870-1937) fut l’un de ses plus brillants disciples, organiste de Notre Dame de Paris. Composée à l’aube du XXème, la Messe Solennelle pour chœur et deux orgues est une sorte de monument néo-gothique où l’on retrouve la forte influence de Franz Liszt, avec un goût prononcé pour les lignes chromatiques et l’enrichissement du discours par de fréquentes modulations inattendues.
Cette esthétique suave, évidemment héritée du Romantisme finissant, n’a cessé d’irriguer la pensée musicale des successeurs de Vierne. S’ouvre ainsi une prestigieuse lignée d’organistes-compositeurs français qui associent à un contrepoint solide et rigoureux une riche palette expressive issue du langage harmonique « fauréen ». Presque tous écriront pour le chœur, que ce soit Maurice Duruflé, Jehan Alain ou Jean Langlais (1907-1994 ?), dont les deux Déplorations interprétées ici sont emblématiques : la masse vocale y est souvent traitée à la manière d’un orgue, en homophonie. Il n’est pas jusqu’à Olivier Messiaen (1908-1992), dont on connaît pourtant l’indépendance d’inspiration, qui échappe à cette tradition dans le sublime O Sacrum Convivium, où la croche ajoutée à chaque mesure donne au banquet céleste une atmosphère d’éternité.
Les Franckistes étaient également de grands admirateurs de Brahms, père de la musique vocale moderne, et comme lui puisaient à l’insondable héritage du chant grégorien et du contrepoint développé par les grands maîtres de la Renaissance. Il y a sans aucun doute une référence admirative à Victoria ou Palestrina dans les Motets de Joseph-Guy Ropartz (1864-1955), pièce rare dont nous vous livrons une interprétation quasi-inédite grâce à mon ami Benoît Menut que je tiens ici à remercier. Le discours s’y développe avec une sereine limpidité garantie par la foi profonde du compositeur, selon une structure cyclique propice à la méditation, faisant appel au refrain ou à la reprise, mais fort peu à la modulation. Ainsi épurées de tout effet de style, les courbes mélodiques n’en laissent apparaître que plus lumineusement les subtils changements de couleur dissimulés dans les parties intermédiaires de l’harmonie chorale.
Ce dernier exemple illustre finalement la magnifique synthèse opérée par l’école franckiste, dont le propos était de placer les nombreux apports de l’harmonie romantique au service du génie mélodique français. On a eu trop tendance, ces cinquante dernières années, à opposer schématiquement un franckisme suranné à un impressionnisme révolutionnaire, affranchi du carcan de la tradition transmise de maître à disciple. C’est à mon sens caricaturer l’une et l’autre de ces approches de la composition, tant elles se sont nourries et enrichies mutuellement.
Francis Poulenc est le parfait exemple de la rencontre de ces deux expériences, c’est pourquoi il figure à la charnière de notre programme. La cantate Un Soir de Neige fut écrite en décembre 1944 sur des poèmes de Paul Eluard d’une extraordinaire expressivité ; au cœur de la guerre Poulenc réussit à mêler l’ombre la plus effrayante à la lumière la plus radieuse, par un jeu de contraste témoignant tantôt des souffrances du quotidien, tantôt d’un immense espoir de liberté. Compositeur quasi-autodidacte, Poulenc est comme beaucoup de ses contemporains fasciné par Stravinsky (1882-1971), chantre d’une musique axée sur le travail de la texture sonore et du timbre. Cette recherche est particulièrement palpable dans le lugubre « Bois meurtri », où les modulations en rapport de triton (intervalle dissonant par excellence) et l’homophonie glaciale du chœur concourent à produire sur l’auditeur un frissonnement douloureux. Pour autant, la lisibilité presque simpliste des mélodies des « Grandes cuillères de neige » et de « La bonne neige », confesse l’attachement du compositeur à une tradition typiquement française illustrée par les franckistes, dont tout l’éloigne de prime abord.
C’est cette même alternance de lignes pures et de rythmes saccadés présidant à la confusion la plus extrême que l’on retrouve dans les célèbres Motets pour un temps de pénitence. D’une exécution très délicate pour le chœur, ces joyaux de la musique vocale française invitent l’auditeur à expérimenter véritablement les souffrances de la Passion du Christ, tant il est difficile de rester indifférent à la tendresse divine du « Vinea electa mea », ou bien au cri d’agonie de Jésus crucifié remettant l’esprit, au cœur du mystérieux « Tenebrae factae sunt ».
D’emblée, ni Debussy ni Ravel ne devaient venir naturellement à la musique de chœur, tant le façonnement d’une atmosphère sonore pour suggérer tel ou tel imaginaire leur semblait lié à l’écriture d’orchestre.
Le premier était avant tout un grand admirateur de Wagner (1813-1883), qui en poussant à son apogée la palette expressive du langage romantique préparait la voie à l’éclatement de l’harmonie tonale survenue avec Webern et Schoenberg. Ce modèle est une clé incontournable pour comprendre l’anticonformisme, le goût du leitmotiv et le sentiment nationaliste qui caractérisent la musique de Debussy. Les Chansons sur des poèmes de Charles d’Orléans constituent dès lors l’unique incursion du grand pianiste dans la musique chorale ; on y retrouve tous les ingrédients de sa composition : langage néo-modal, nostalgie inspirée par la mer, goût du rythme avec le Tabourin qui sonne au loin, climats de rêverie ou de lutte féroce dans Yver, Moyen-âge courtois idéalisé de la France qu’il fait bon regarder, etc…
Il est amusant que Ravel (1873-1937), qu’on a l’usage de comparer un peu abusivement à son aîné, ait choisi la même forme que lui – la chanson d’inspiration populaire mais traitée de façon savante – pour aborder le chœur (là encore, l’expérience ne se renouvellera pas). A tous égards, l’auditeur attentif reconnaîtra la transposition des techniques orchestrales propres à Ravel dans le traitement purement instrumental des voix. En racontant l’histoire sulfureuse de la vilaine Nicolette, on sent le malin plaisir éprouvé par le compositeur à nous mener de fausses pistes en cul de sac : la croyions-nous sous le charme du délicieux page aux divines harmonies que la voilà tombée dans les bras du vieil avare claudiquant et dissonant. Ainsi l’imaginaire de Ravel – qui est aussi l’auteur des textes – s’efforce-t-il de nous happer dans un tourbillon imprévisible, telle cette avalanche de créatures des bois dans sa Ronde infernale, avec une implacable efficacité qui lui valut le surnom d’« horloger suisse » de la part de Stravinsky.
Au sortir des contrées impressionnistes, on mesure assez bien la complémentarité des styles qui influencèrent la composition vocale française. En écrivant ses admirables Oiseaux du Paradis, Ravel ne pouvait se douter qu’après lui, un Darius Milhaud, un Francis Poulenc ou un Florent Schmitt pourraient prendre prétexte de ce magnifique lyrisme aux harmonies modernes pour asseoir une tradition vocale nouvelle dont les fruits sont venus jusqu’à nous.
C’est précisément dans cette optique que nous nous proposons d’achever ce programme avec deux compositeurs français actuels dont le travail est spécifiquement tourné vers le chœur a capella. Les pièces que nous avons choisies illustrent un « savoir-faire » en matière d’écriture vocale, tout neuf chez Morgan Jourdain (né en 1976), et déjà fort accompli pour Thierry Machuel (né en 1962). Toutes deux prennent appui sur les interrogations spirituelles profondes de notre temps face à la tentation du doute et de la désespérance.
Sauve moi fut écrit l’an dernier pour les Petits chanteurs de la Vierge noire de Neuilly que dirige Morgan ; ce psaume au texte incisif donne à entendre successivement une illustration toute « jobienne » du déferlement inéluctable du malheur sur le croyant, puis un vibrant appel à l’Eternel qui reste ouvert : « réponds-moi, mon Dieu, car Ton Amour est bonté ».
Prière est une composition que Thierry Machuel avait d’abord destinée au Jeune Chœur de Paris, qui reprend la supplication des pèlerins d’Emmaüs en forme d’intercession universelle pour les temps actuels : « reste avec tous ceux qui te cherchent, car le jour baisse et la nuit vient… ». Là encore, la tension du début de la pièce débouche sur une méditation à double-chœur qui s’apaise dans l’espérance d’une éternité de paix dialoguée jusqu’au silence.
Nous remercions très vivement ces compositeurs d’avoir permis d’illustrer la vivacité d’une tradition française de la composition, dans laquelle ils s’enracinent avec talent et inspiration.